Leadership et gouvernance à l’ère de l’IA : vers la fusion des fonctions stratégiques

Quand une entreprise biopharmaceutique comme Moderna annonce la fusion de ses départements RH et Technologie, cela ne relève pas d’un simple réajustement organisationnel. C’est un signal fort, un marqueur d’époque. Derrière ce rapprochement, il y a une réalité de plus en plus difficile à ignorer : l’intelligence artificielle ne transforme pas seulement nos outils, elle impose une refonte en profondeur des modèles de gouvernance, des périmètres de responsabilité, et surtout, du rôle des leaders.

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Moderna acte une évidence. Une reconnaissance que les fonctions stratégiques de l’entreprise ne peuvent plus opérer en silos. Que les sujets liés au capital humain ne sont plus dissociables des infrastructures technologiques, et que les outils numériques ne sont plus des moyens mais des parties prenantes de l’organisation. Ce n’est plus l’IT d’un côté, les RH de l’autre, et la stratégie quelque part au-dessus. Tout est imbriqué. L’IA rend visible ce qui, depuis longtemps, dysfonctionnait à bas bruit dans la majorité des grandes structures.

Et ce n’est pas un cas isolé. D’autres grands groupes, de tout secteur d’activité, repensent eux aussi leur architecture interne. Pas simplement pour être plus « digital-friendly », mais parce que les lignes ont bougé.

Chez Unilever, la fonction People Analytics est désormais pilotée par une équipe hybride mêlant RH et Data. L’idée : utiliser la puissance des données pour anticiper les besoins humains de l’organisation, comme prévoir les départs, améliorer le recrutement ou personnaliser les parcours de carrière.

Même logique chez Heineken, qui a récemment lancé une équipe transverse baptisée « People & Transformation ». Cette équipe intègre des experts issus du digital, des ressources humaines, et des opérations stratégiques. L’objectif : accélérer la transformation numérique de l’entreprise tout en prenant en compte son impact sur les collaborateurs.

Chez L’Oréal, l’usage de l’IA dans le recrutement est désormais piloté conjointement par les RH et l’IT, permettant de mieux cibler et fidéliser les talents grâce à une approche data-driven. Là aussi, la collaboration interfonctionnelle s’impose naturellement.

Ces exemples montrent clairement une tendance de fond : l’IA pousse à repenser l’organisation interne et à la structure en termes de gouvernance croisée : RH-Tech, Data-Finance, Marketing-Innovation. Cela implique une révision des rituels, des indicateurs, des rôles. Plus que jamais, collaboration et convergence deviennent indispensables.

L’intelligence artificielle n’est pas un outil comme les autres. Elle modifie la nature même de certaines fonctions, automatise des pans entiers d’activité, redistribue les compétences, rend caduques certaines strates hiérarchiques intermédiaires, tout en créant de nouveaux besoins : compréhension de la donnée, orchestration des flux de travail hybrides homme-machine, gouvernance de l’automatisation.

Dans ce contexte, continuer à compartimenter les expertises revient à freiner la transformation. Le cas de Moderna est éclairant non parce qu’il est spectaculaire, mais parce qu’il est rationnel. Un seul poste, ici celui de Chief People and Digital Officer, pour piloter simultanément les enjeux humains et technologiques. L’objectif n’est pas d’économiser des coûts ou de simplifier l’organigramme. L’objectif est d’unifier la stratégie : attirer, faire évoluer, outiller et soutenir les collaborateurs dans un environnement où la technologie n’est plus un support, mais un acteur central du quotidien.

Ce que cette convergence induit, c’est une nouvelle définition du leadership. Les dirigeants ne sont plus simplement attendus sur leur capacité à déléguer, arbitrer ou fixer un cap. Ils doivent comprendre les interactions entre les systèmes, la culture d’entreprise, les outils technologiques et les logiques opérationnelles. C’est un rôle de tisseur. De connecteur. Celui ou celle qui ne laisse pas les décisions techniques sans impact humain, ni les décisions humaines sans levier technologique.

Il ne s’agit pas de faire des leaders des experts de l’IA. Mais de les armer pour poser les bonnes questions, encadrer les usages, fixer des lignes rouges, mais aussi expérimenter. L’enjeu est ici, dans cette capacité à agir à la croisée des disciplines. Selon l’étude The State of Generative AI in the Enterprise publiée par Deloitte en 2024, seuls 25 % des dirigeants considèrent que leur organisation est « très bien préparée » pour gérer les questions de gouvernance et de risques liés à l’adoption de l’IA générative. Ce chiffre dit beaucoup : les outils progressent plus vite que les structures, et les dirigeants peinent encore à adapter les fondations de leur entreprise à cette nouvelle réalité.

Cette disjonction ne tient plus. Elle ralentit l’exécution. Elle crée des angles morts. Elle épuise les équipes. Elle pousse les talents à aller voir ailleurs. Elle isole la technologie, et avec elle, les opportunités d’innovation. Une entreprise qui veut tirer profit de l’IA doit en faire un sujet global — transversal par essence. Cela passe par une révision des comités de direction, par des KPIs partagés entre départements, par une formation croisée des équipes, et par l’acceptation que les anciens schémas fonctionnels sont à redessiner.

Et ce mouvement de convergence n’est pas un luxe réservé aux grands groupes. Il est une condition de survie pour toute organisation confrontée à l’automatisation de ses processus, à l’hybridation de ses métiers, à la volatilité des attentes internes et externes. Les PME qui intégreront cette logique dès maintenant prendront une longueur d’avance. Elles seront plus agiles, plus lisibles, plus attractives aussi pour les talents en quête de cohérence entre vision et structure.

Moderna a donné le ton, mais c’est à chaque entreprise de trouver sa propre articulation. Fusionner deux directions n’est pas toujours nécessaire. Ce qui l’est, en revanche, c’est de repenser la manière dont les décisions sont prises, les projets pilotés, et les ressources mobilisées. C’est faire tomber les murs. Faire dialoguer les expertises. Cesser de penser en colonnes, pour penser en réseaux.

Le leadership à l’ère de l’IA ne se mesure pas à la maîtrise d’un prompt ou d’un tableau de bord, mais à la capacité de créer des ponts. De rendre les systèmes intelligents — non pas uniquement par les algorithmes, mais par la façon dont ils s’articulent au service de l’humain. C’est là le vrai défi des prochaines années. Et c’est sans doute le plus stratégique.

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