Depuis près de 3 ans, j’observe la même scène dans les entreprises que j’accompagne. Dans un open space, deux collaborateurs assis côte à côte. Le premier utilise ChatGPT pour aller plus vite : résumer, reformuler, produire. Il a gagné du temps, mais semble désabusé. Le second, lui, dialogue. Il teste, nuance, corrige. À la fin, ce n’est pas son texte qui est meilleur, c’est sa pensée.
On nous a promis une technologie démocratique, accessible à tous. C’est vrai : en quelques clics, chacun peut désormais produire un discours fluide, une image léchée, un plan stratégique. Mais c’est précisément là que la fracture commence. Car si tout le monde dispose des mêmes outils, alors la différence ne se fera plus sur la production, mais sur l’intention.
Récemment, un de mes clients m’a confié :
« Nous avons demandé à l’IA d’écrire nos posts Instagram. C’était parfait. Tellement parfait que c’en était vide, sans âme, sans émotion. »
L’expérience a été interrompue au bout d’un mois. Le contenu était lisse, prévisible, interchangeable. Tout fonctionnait, mais plus rien ne vibrait.
À l’inverse, une autre entreprise a intégré l’IA dans ses rituels créatifs. Chaque semaine, les équipes confrontent leurs idées à celles générées par la machine. L’enjeu n’est pas d’obtenir une réponse, mais de déplacer la question. Résultat : plus de profondeur, plus d’agilité, plus de sens collectif.
La différence ne tient donc pas à la technologie, mais à la culture de l’effort intellectuel qu’on lui associe.
La facilité est une pente douce. Quand tout devient rapide, on oublie que la lenteur est parfois la condition du sens. L’IA nous donne le réflexe du “fais à ma place”, au lieu du “fais avec moi”. C’est là que la grande séparation s’installe. Entre ceux qui pensent la machine comme un partenaire d’exigence, et ceux qui la traitent comme un service après-penser.
Dans certaines équipes, l’IA a libéré du temps pour la stratégie, la narration, la vision. Dans d’autres, elle a figé les esprits dans un confort d’exécution. Elle ne modifie pas seulement la manière de travailler : elle met en lumière ce que nous sommes. Ceux qui doutent, testent, corrigent, progressent. Ceux qui se satisfont, se perdent. Elle expose notre relation au savoir, à l’effort, à la singularité. Elle ne menace pas l’intelligence humaine, elle l’éprouve. Elle mesure notre capacité à penser consciemment dans un monde où tout semble pouvoir être automatisé. L’IA ne crée pas les génies : elle révèle ceux qui savent s’en servir. Le futur n’opposera technophiles et sceptiques, mais les conscients et les distraits. Les premiers garderont la main sur le sens, les seconds se laisseront porter par la syntaxe. La machine ne prendra pas le pouvoir, elle le redistribuera à ceux qui en font un usage exigeant.
Au-delà de cette réflexion, il y a aussi un enjeu macroéconomique : le récent prix Nobel d’économie attribué à Philippe Aghion souligne l’importance des dynamiques d’innovation pour la croissance. Dans ses travaux récents, il rappelle que les technologies les plus puissantes ne suppriment pas l’emploi, elles déplacent la valeur vers ceux qui innovent. Il en va de même pour l’intelligence : ce n’est pas l’IA qui remplace l’humain, c’est l’absence d’intention. Et dans un monde où tout peut s’automatiser, ce qui fait la différence, ce n’est plus ce qu’on sait… mais ce qu’on cherche à comprendre.
Je suis conférencière et consultante. Je vous accompagne dans la compréhension du monde qui change via des conférences et ateliers pédagogiques de sensibilisation, et d’aide dans la prise en main des outils d’IA Générative.
